Histoire de Saint Jean de Boiseau

"Jack" ou L'usine d'Indret



L'étau

" Au milieu de la forge, sorte de halle immense comme un temple, où le jour tombe de barres lumineuses et jaunes, où l'ombre des coins s'éclaire subitement de lueurs embrasées, une énorme pièce de fer fixée au sol s'ouvre comme une mâchoire toujours avide, toujours mouvante, pour saisir et serrer le métal rouge qu'on façonne au marteau dans une pluie d'étincelles. C'est l'étau.
Pour commencer l'éducation d'un apprenti, on le met d'abord à l'étau
».

Les apprentis d'lndret vivent à part des ouvriers. Ils ont leurs ateliers, leurs outils, leurs travaux, le tout proportionné à leur force. En quatre ans un réflexe un élève est paraît-il un bon ouvrier. En ce temps du roman d'Alphonse Daudet, l'usine d'lndret est une école d'apprentissage modèle. « Là, tout en manoeuvrant la lourde vis, ce qui demande déjà plus de force qu'il n'en tient dans des bras d'enfant, il apprend à connaître l'outillage de l'atelier, la pratique du fer et de son dressage.
Le petit Jack est à l'étau ! Et je chercherais dix ans un autre mot, je n'en trouverais pas d'autre qui rende mieux l'impression de terreur, d'étouffement, d'angoisse horrible, que lui cause tout ce qui l'entoure.
D'abord, le bruit, un bruit effroyable, assourdissant, trois cents marteaux retombant en même temps sur l'enclume, des siffulements de lanières, des déroulements de poulies, et toute la rumeur d'un peuple en activité, trois cents poitrines haletantes et nues qui s'excitent, poussent des cris qui n'ont rien d'humains, dans une ivresse de force où les muscles semblent craquer et la respiration perdre. Puis, ce sont des wagons, chargés de métal embrasé, qui traversent la halle en roulant sur des rails, le mouvement des ventilateurs agités autour des forges, soufflant du feu sur du feu alimentant la flamme avec de la chaleur humaine. Tout grince, gronde résonne hurle, aboie. On se croirait dans le temple farouche de quelque idole exigeante et sauvage. Aux murs sont accrochées des rangées d'outils façonnées en instruments de tortionnaires, des crocs, des tenailles, des pinces. De lourdes chaînes pendent au plafond. Tout cela dur, fort, énorme, brutal ; et tout au bout de l'atelier, perdu dans une profondeur sombre et presque religieuse, un marteau-pilon gigantesque, remuant un poids de trente mille kilogrammes, glisse lentement entre ses deux montants de fonte, entouré de respect, de l'admiration de l'atelier, comme le Baal luisant de noir de ce temple aux dieux de la force. Quand l'idole parle, c'est un bruit sourd, profond, qui ébranle les murs, le plafond, le sol, fait monter en tourbillons la poussière du mâchefer.
Jack est atterré. Il se tient silencieusement à sa tâche parmi ces hommes qui circulent autour de l'étau, à moitiés nus, chargés de barres de fer dont la pointe est rougie, suants, velus, s'arc­ boutant, se tordant, prenant eux aussi dans la chaleur intense où ils s'agitent des souplesses de feu en fusion, des révoltes de métal amolli par une flamme.
Ah ! Si, franchissant l'espace, les yeux de la folle Charlotte [ sa mère ] pouvaient voir son enfant, son Jack, au milieu de ce grouillement humain hâve, blême, ruisselant, les manches retroussées sur les bras maigres, sa blouse et sa chemise entr'ouvertes sur sa poitrine délicate et trop blanche, les yeux rouges, la gorge enflammée de la poussière aiguë qui flotte, quelle pitié lui viendrait, et quels remords !
Comme il faut qu'à l'atelier chacun ait un nom de guerre, on l'a surnommé « l'Aztec » à cause de sa maigreur, et le joli blondin d'autrefois est en train de mériter ce surnom, de devenir l'enfant des fabriques, petit être privé d'air, surmené, étouffé, dont le visage vieillit à mesure que son corps s'étiole.
- Hé, l'Aztec, chaud-là, mon garçon ! Serre la vis. En vigueur.

C'est la voix de Lebescam, le « contre-coup », qui parle au milieu de la tempête de tous ces bruits déchaînés. Ce géant noir, à qui Roudic a confié l'éducation première de l'apprenti, s'interrompt quelquefois pour lui donner un conseil, lui apprendre à tenir un marteau. Le maître est brutal, l'enfant est maladroit. Le maître méprise cette faiblesse, l'enfant a peur de cette force. Il sait ce qu'on lui dit de faire, serre sa vis du mieux qu'il peut. Mais se mains sont remplies d'ampoules, d'écorchures, à lui donner la fièvre, à le faire pleurer. Par moments il n'a plus conscience de sa vie. Il lui semble qu'il fait partie lui aussi de cet outillage compliqué, qu'il est instrument parmi ces instruments, quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflement avec tout l'engrenage, dirigé par une force occulte, invisible, qu'il connaît maintenant, qu'il admire et redoute : la vapeur !

C'est la vapeur qui entremêle au plafond de la halle toutes ces courroies de cuir qui montent, descendent, s'entrecroisent, correspondant à des poulies, à des marteaux, à des soufflets. C'est la vapeur qui remue le marteau-pilon et ces énormes raboteuses sous lesquelles le fer le plus dur s'amoindrit en copeaux tenus comme des fils, tordus, frisés comme des cheveux. C'est elle qui embrase les coins de la forge d'un jet de feu, qui dispense le travail et la force à toutes les parties de l'atelier. C'est son bruit sourd, sa trépidation régulière qui a tant ému l'enfant à son arrivée, et maintenant il lui semble qu'il ne vit plus que par elle, qu'elle lui a accaparé son souffle et a fait de lui une chose aussi docile que toutes les machines qu'elle remue. Terrible vie

. Le matin, à cinq heures, le père Roudie l'appelait :
- Ohé, petit gars ! La voix résonnait dans toute la maison, construite en planches. On cassait une croûte à la hâte. On buvait sur le bord de la table un coup de vin servi par la belle Clarisse. Puis, en route pour l'usine, où sonnait une cloche mélancolique, infatigable, prolongeant ses « dan...dan ...dan ... » comme si elle eût eu à réveiller non seulement l'île d 'Indret, mais aussi toutes les rives environnantes, l'eau, le ciel, et le port de Painboeuf, et celui de St Nazaire. C'était alors un piétinement confus, une poussée dans la rue, dans les cours, aux portes des ateliers. Ensuite, les dix minutes réglementaires écoulées, le drapeau amené annonçait que l'usine se fermait aux retardataires. A la première absence, retenue sur la paye ; à la seconde, mise à pied ; à la troisième, expulsion définitive.
Jack avait très peur de « manquer le drapeau » et, le plus souvent, il était devant la porte longtemps avant le premier coup de la cloche ...

A l'atelier, ils ne l'aimaient pas. Toute réunion d'hommes a besoin d'un souffre douleur, d'un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue. Jack tenait cet emploi dans la salle de forge. Les autres apprentis, presque tous nés à Indret, des fils ou des frères d'ouvriers, étant plus protégés , étaient aussi plus épargnés ; car ces persécutions sans réplique s'adressent aux faibles, aux inoffensifs, aux innocents. Personne ne le défendait, lui. Le « contre coup », le trouvant décidément trop « chétif » avait renoncé à s'en occupé ...
».

Nul doute, Alphonse Daudet a flâné autour de la chapelle Saint Hermeland : « Jack n'avait un peu de repos et de distraction que le dimanche. Ce jour-là, il tirait de sa caisse un des livres du docteur Rivals, et s'en allait le lire au bord de la Loire. ll y a là la pointe extrême de l'île une vieille tour à moitié ruinée qu'on appelle la tour de Saint Hermeland, et qui a l'air d'une logette de guetteur du temps des invasions normandes. C'est au pied de cette tour, dans quelque creux de roche, que, l'apprenti se blottissait, son livre ouvert sur les genoux, le bruit, la magie, l'étendue de l'eau devant lui.
Dimanche sonnait toutes ses cloches dans l'air, chantant la halte et le repos. Des bateaux passaient au large, et de place en place, très loin de lui, des enfants se baignaient avec des cris, de rires ...
Ainsi, pendant quelques heures, il oubliait, il était heureux. Mais l'automne vint avec de grosses pluies, un vent rude qui interrompit ses stations à la tour Saint Hermeland Dès lors, il passa ses journées du dimanche chez les Roudic. La douceur de l'enfant les avait touchés, ces Roudic. Ils étaient très bons pour lui.
».

Les machines

Jack est à Indret depuis plus d'un an et ne semble faire aucun progrès. Roudie, lui propose un enseignement individuel :
« Je fais en ce moment des heures supplémentaires dans la soirée, et même le dimanche. Si tu veux, viens avec moi, tout en travaillant, je t'apprendrai à dresser le fer. Je serai peut-être plus patient et plus heureux que Lebescam.
A partir de ce jour, il fut ainsi fait. Aussitôt après dîner, l'ajusteur, chargé d'un travail spécial, emmenait l'enfant avec lui dans l'usine déserte, éteinte, recueillie comme si elle eût préparé de nouvelles forces pour le labeur du lendemain. Une petite lampe posée sur un établi éclairait seule l'ouvrage du père Roudic. Tout le reste de l'atelier était plongé dans cette ombre fantastique où la lune découpe les objets par masses, sans les préciser. C'étaient des saillies tout le long des murs où les outils restaient accrochés. Les tours s'alignaient en longues files. Les cordes, les manivelles, les bobines s'entrecroisaient, arrêtées, immobiles, pendant que les copeaux de métal, des limailles luisaient par terre, craquaient sous chaque pas, tombés des établis comme la preuve de la besogne abattue.

Le père Roudic, penché, absorbé, maniait ses instruments minutieux, les yeux fixés tout le temps sur l'aiguille chronométrique. Pas d'autre bruit que le ronflement du tour mis en mouvement par des pédales, et le susurrement aiguisé de l'eau qui tombait goutte à goutte sur la roue tournant à toute vitesse. Debout près du contremaître, Jack s'occupait à dégrossir quelque pièce, s'appliquait de toutes ses forces, essayant de prendre goût au métier. Mais la vocation n'y était décidément pas.
- C'est fini, mon'pauvre petit gars, lui disait le père Roudic. Tu n'as pas le sentiment de la lime. Pourtant, le petit gars faisait tout son possible et ne prenait plus un instant de repos. Quelquefois, le dimanche, le contremaître l'emmenait visiter l'usine en détail, lui expliquait le jeu de toutes ces puissantes machines, dont les noms étaient aussi barbares, aussi compliqués que leur physionomie :
« Machine à aléser des trous de bouton pour manivelles. »
« Machines à creuser des mortaises dans des têtes de bielle. »

Il lui détaillait pièce par pièce avec enthousiasme tout cet engrenage de roues, de scies, d'écrous gigantesques, lui faisait admirer le merveilleux ajustage de ces mille parties rapportées, formant un tout si complet. De ces explications, Jack ne retenait rien qu'un nom cruel, chirurgical, qui le faisait penser à quelque trépan formidable dont la vis interminable aurait grincé dans son cerveau. Il n'avait pas pu vaincre encore la terreur que lui causaient toutes ces forces inconscientes, brutales, impitoyables, auxquelles on l'avait livré. Mues par la vapeur, elles lui faisaient l'effet de bêtes méchantes qui le guettaient au passage pour le happer, le déchirer, le mettre en pièces. Immobiles, refroidies, elles lui semblaient plus menaçantes encore, les mâchoires ouvertes, les crocs tendus, où tous leurs engins de destruction rentrés, cachés, avec une apparence de cruauté repue et satisfaite. Une fois cependant il fut témoin à l'usine d'une cérémonie émouvante qui lui fit comprendre, mieux que toutes les explications du père Roudic, qu'il y avait une beauté et une grandeur dans ces choses.
On venait de terminer, pour une canonnière de l'Etat, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. Elle était depuis longtemps dans la halle de montage, dont elle occupait tout le fond, entourée d'une nuée d'ouvriers, debout, complète, mais non achevée.

Souvent Jack, en passant, la regardait de loin, seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n'avait le droit d'entrer.
Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint Nazaire, et ce qui faisait la beauté, la rareté de ce départ, c'est que, malgré son poids énorme et la complication de l'outillage, les ingénieurs d'lndret avaient décidé de l'embarquer, toute montée et d'une seule pièce , les formidables engins de transbordement dont dispose l'usine leur permettant ce coup d'audace Tous les jours on disait : « C'est pour demain ... » mais il y avait chaque fois, au dernier moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin elle était prête. On donna l'ordre d'embarquer.
Ce fut un jour de fête pour Indret.

A une heure, tous les ateliers étaient fermés, les maisons et les rues désertes. Hommes, femmes, enfants tout ce qui vivait dans l'île avait voulu voir la machine, sortir de la halle de montage, descendre jusqu'à la Loire et passer sur le transport qui devait l'emporter bien avant que le grand portail fut ouvert, la foule s'était amassée aux abords de la halle avec un tumulte d'attente.
Enfin, les deux battants de l'atelier s'écartèrent, et, de l'ombre du fond, on vit s'avancer l'énorme masse, lentement, lourdement, portée sur la plate-forme roulante qui, tout à l'heure, allait servir de point d'appui pour l'enlever et que des palans mus par la vapeur entraînaient sur les rails.

Quand elle apparut à la lumière, luisante, grandiose et solide, une immense acclamation l'accueillit.
Elle s'arrêta un moment comme pour prendre haleine et se laisser admirer sous le grand soleil qui la faisait resplendir. Parmi les deux mille ouvriers de l'usine, il ne s'en trouvait pas un peut être qui n'eut coopéré à ce beau travail dans la mesure de son talent ou de ses forces. Mais ils avaient travaillé isolément, chacun de son côté, presque à tâtons, comme le soldat combat pendant la bataille, perdu dans la foule et le bruit, tirant droit devant lui sans juger de l'effet ou de l'utilité de ses coups, enveloppé d'une aveuglante fumée rouge qui l'empêche de rien apercevoir au delà du coin où il se trouve.
Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers ! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. lls l'admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude gage : « Comment ça va, ma vieille ? » Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein : « C'est nous qui les avons fondues », disaient-ils. Les forgerons répondaient : « Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là dedans ! » Et les chaudronniers, les riveurs célébraient non sans raison l'énorme réservoir fardé de rouge, passé au minimum comme un éléphant de combat. Si ceux-là vantaient le métal, les ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu'à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains : « Ah ! Coquine, tu m'as valu de fières ampoules. »

Pour écarter cette foule fanatique, enthousiaste comme un peuple de l'Inde aux fêtes du Djaggernauth, et que l'idole brutale aurait pu écraser sur son passage, il fallut presque employer la force. Les surveillants couraient de tous côtés, distribuant des bourrades pour faire le chemin libre. Et bientôt il ne resta plus autour de la machine que trois cents compagnons choisis dans toutes les halles, parmi les plus robustes, et qui, tous, armés de barres d'aspect ou s'attelant à des chaînes vigoureuses, n'attendaient qu'un signal pour mettre le monstre en mouvement.
- Y êtes-vous, garçons ? Oh ! Hisse !

Alors un petit fifre alerte et vif se fit entendre, et la machine commença à s'ébranler sur les rails, le cuivre, le bronze, l'acier étincelant dans la masse, et son engrenage de bielles, de balanciers, de pistons remués avec des chocs métalliques. Ainsi qu'un monument terminé que les ouvriers abandonnent, on l'avait ornée tout en haut d'un énorme bouquet de feuillage surmontant tout ce travail de l'homme comme une grâce, un sourire de la nature, et tandis que, dans le bas, l'énorme masse de métal avançait péniblement, en haut, le panache de verdure s'abaissait, se relevait à chaque pas et bruissait doucement dans l'air pur. Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, tous marchant pêle-mêle les yeux fixés sur la machine, et le fifre infatigable les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, prête à partir.

La voilà rangée sous la grue, l'énorme grue à vapeur de l'usine d'Indret, le plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s'enlever avec elle à l'aide de câbles en fer en reliant tous au-dessus du bouquet par un anneau monstrueux, forgé d'un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes, la volée de la grue s'abaisse pareille à un grand coup d'oiseau, saisit la machine dans son bec recourbé et l'enlève lentement, par soubresauts. Elle présente elle domine la foule, l'usine, Indret tout entier. Là, chacun peut la voir et l'admirer à son aise. Dans l'or du soleil où elle plane, elle semble dire adieu à ces halles nombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu'elle ne recevra plus. De leur côté, les compagnons éprouvent en la contemplant la satisfaction de l'œuvre accompli, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au-dessus de la peine éprouvée l'orgueil de la difficulté vaincue.
- Ça, c'est une pièce ! Murmure le vieux Roudie grave, les bras nus, encore tout tremblant de l'effort du halage, et s'essuyant les yeux qu'aveuglent de grosses larmes d'admiration. Le fifre n'a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine sur la chaloupe impatiente. »

Alphonse Daudet souligne l'aspect dangereux des travaux de force : « Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d'un cri déchirant, épouvantable, qui trouve l'écho dans toutes les poitrines. A l'émoi qui passe dans l'air on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s'ouvre le passage d'une main violente et forte. Pendant une minute, c'est le tumulte, une terreur indescriptible.
Qu'est-il donc arrivé ? Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se trouver pris. « Vite, vite, garçons, machine arrière ! » Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l'horrible bête, c'est fini. Tous les fronts se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction ; et les femmes, en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les débris informes que l'on charge sur une civière. L'homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache verdoyant. Plus de fifre, plus de cris. C'est au milieu d 'un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu'un groupe s'éloigne du côté du village, des porteurs, des femmes, toute une suite éplorée.

Il y a crainte maintenant dans tous les yeux. L'œuvre est devenue redoutable. Elle a reçu le baptême du sang et retourné sa force contre ceux qui la lui avaient confiée. Aussi, c'est un soupir de soulagement quand le monstre se pose sur la chaloupe, qui s 'affaisse sous son poids et envoie jusqu'aux rives deux où trois vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire : « Qu 'elle est lourde ! » Oh ! Oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant.
Enfin la voilà chargée, avec son arbre d'hélice et ses chaudières à côté d'elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l'emporte et qu'elle semble entraîner elle-même, elle se hâte vers la mer comme s'il lui tardait de manquer du charbon, de dévorer l'espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi, que les ouvriers d'Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d'un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l'accompagnent des yeux avec amour...

Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. Marche contre le vent, contre la mer et sa tempête. Les hommes t'ont faite assez forte pour que tu n'aies rien à redouter. Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. Contiens ce pouvoir terrible que tu viens d'essuyer au départ. Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine si tu veux faire honneur à l'usine d'Indret !
Ce soir-là il y eut d'un bout à l'autre de l'île un grand train de rires et de bombances. Quoique l'accident de la journée eût un peu refroidi les enthousiasmes, chaque intérieur voulut jouir de la fête préparée. Ce n'était plus l'île au travail, haletante et soufflante et, le soir, si vite endormie. Partout, même dans le sombre château, on entendait des chants, des chocs de verres, derrière les vitres allumées dont les lueurs reflétées au loin se mêlaient dans la Loire aux clartés des étoiles. Chez les Roudic, une longue table réunissait les amis nombreux, toute l'élite de l'atelier. On parla d'abord de l'accident. les enfants n'étaient pas d'âge à travailler. Le directeur avait promis une pension à la veuve. Puis la machine accapara encore toutes les pensées ... »

« Il a travaillé, peiné, suivi étape par étape le chemin qui même l'apprenti au savoir et à la paye de l'ouvrier. Il a passé de l'étau au dressage du fer. On l'a fait forger au « mouton » puis au marteau.
Une seule pensée soutient notre ami Jack dans les déconvenues de sa triste destinée : « Gagne ta vie ... » Mais les salaires sont proportionnés à la valeur de l'ouvrage et non pas à la bonne volonté de l'ouvrier ...
Il nous est venu l'autre jour, à l'ajustage, Blanchet, le chef mécanicien du Cydnus qui cherchait des chauffeurs.
Gagner six francs par jour en faisant le tour du monde, logé, nourri, chauffé ... L'idée d'avoir une double paye, de voir du pays, cet amour du voyage qui lui venait de son enfance, bien des raisons achevèrent de décider Jack à prendre ce métier de chauffeur où viennent échouer tous les mauvais ouvriers du fer, tous les Ratés du marteau et de l'enclume et qui ne demande que de la vigueur et une grande force de résistance.

« Jack partit d'Indret un matin de juillet, juste quatre ans après son arrivée. »