Histoire de Saint Jean de Boiseau

As-tu vu Crémet ?

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Et Cremet ? En ce jour d'avril 1927, il est introuvable. Une fouille en règle à son domicile ne donne rien de plus... Sa compagne Louise Clarac, également recherchée, est elle-même introuvable. La sortie dérobée de leur appartement aurait-elle prouvé son utilité ?

Le conseil municipal doit se tenir le jeudi suivant. Jean va-t-il s'y rendre ?

Le commissaire Louis Duclaux compte sur le coté bravache du personnage et opte pour l'affirmative, mais, afin de ne pas provoquer d'esclandre parmi la docte assemblée, il se contente de placer ses inspecteurs à chaque sortie. Le piège est mis en place. Il ne reste plus qu'à attendre.

A 15 heures précises, Jean fait son entrée ... et s'esquive par une porte dérobée, échappant ainsi au nez et à la barbe de la police (des employés de l'Hôtel de ville ayant pris soin à son entrée de l'informer de la mise en place du dispositif policier).

Le commissaire Duclaux en est vert de rage.

Le soir même, Jean doit animer un meeting, mais il ne s'y présente pas et se fait remplacer. Son absence est officiellement attribuée à une poussée de fièvre due à sa tuberculose.

Duclaux n'en démord pas et ne relâche pas sa surveillance. Le lycée de jeunes filles de la rue du Boccage, à Nantes, reçoit la visite des inspecteurs et Jeannette, alors âgée de 14 ans, y est longuement mais vainement interrogée.

Les indics infiltrés au sein du PC ne sont pas plus heureux dans leur entreprise.

Cremet, le responsable du réseau, est-il encore en France ? Dans l'affirmative, où peut-il bien se cacher ?

Un fait est certain : Le Petit Rouquin et Louise n'ont pu échapper aux recherches sans bénéficier de complicités. Celui qui leur est venu en aide n'est autre qu'un personnage aux différentes facettes et aux multiples identités (la chose est semble-t-il courante à cette époque) connu sous le pseudonyme de « général Muraille ». Ce « Muraille » n'est pas n'importe qui. Il est le responsable en France du GRU, le Guépéou le puissant service politique de l'Union Soviétique. C'est grâce à ses compétences que nos deux fuyards disparaîtront de France.

Cette chasse aux responsables communistes ne se fait pas sans créer quelques vagues.

Voici ce qu'on peut lire sur notre petit Rouquin dans l'Echo de Paris d'avril 1927, sous la plume de Guy Rounereau :
C'est un bien singulier et bien ténébreux personnage que ce Cremet, conseiller municipal de la Santé, qui est depuis plusieurs jours sous mandat d'arrêt pour complicité d'espionnage dans l'affaire des arsenaux et de la Marine.

Il a fallu la maladresse d'un comparse perdu dans quelque cellule communiste, pour que brusquement surgisse de l'ombre où il se cache depuis deux ans au moins, un des chefs (sinon le chef) de l'organisation révolutionnaire en France.

On assure qu'il s'appelle Cremet. C'est probable. En tout cas, il a été élu en mai 1925, sous ce patronyme, dans le quartier de la Santé, en remplacement du fameux Midol également communiste.

Le plus clair que l'on sache sur Cremet, c'est qu'en dehors du nom sous lequel il est connu, on ne sait rien, ou presque rien.

Sa vie passée ! Quelques renseignements assez vagues : Jean, Louis Cremet serait né à La Montagne, le 17 décembre 1892.

Ancien chaudronnier, mais vite las du marteau et de l'enclume, Cremet s'est lancé très jeune dans la politique syndicaliste et révolutionnaire. Son action s'est surtout exercée dans la région de Nantes.

Que fit-il pendant la guerre ? Nul ne le sait. Après la guerre ? Mystère.

En mai 1925, après l'invalidité du « camarade » Midol qui, on ne l'a pas oublié, glissa, en plein conseil municipal, entre les doigts de la police qui surveillait cependant toutes les issues, le nom de Cremet réunit les suffrages communistes.

Dûment validé, Cremet commença la plus funambulesque carrière de conseiller municipal que l'on connaisse.

Cet élu du peuple avait une conception très personnelle de ses devoirs. Communiste, il pensait que son action avait beaucoup plus de chances d'être féconde en dehors de la salle de délibération de nos édiles. Ainsi n'y mettait-il point les pieds.

Un jour cependant, en 1925, on le vit. On dit aujourd'hui qu'on le vit. Mais au fond, personne n'en est trop sûr. La légende rapporte que Cremet monta à la tribune et, à l'occasion d'on ne sait quel débat, déclara à ses collègues, sans doute distraits, qu'il avait tenté de déserter en 1914 et qu'il tenait cet acte pour glorieux et méritoire.

Le plus curieux est que nul ne songea à s'étonner de cet individu émergeant brusquement du néant et qui venait à se vanter publiquement d'un crime ; ni les conseillers municipaux, ni la police politique.

Que nul ne se soit inquiété des antécédents de Cremet, de son discours antipatriotique, c'est vif !

Mais qu'est cela à côté de la suite !

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Depuis son unique intervention de 1925, Cremet a disparu. Disparu du conseil municipal, disparu de la circulation, disparu de son domicile ...

De cela non plus, personne ne s'est inquiété. Et c'est bien le plus étonnant de toute cette affaire.

Car si Cremet, conseiller municipal communiste, disparaît, il n'oublie pas pour cela de toucher son indemnité. Plus précisément de la faire toucher par des « camarades » qui signent pour lui la feuille d'émargement et de présence.

Au fonctionnaire déférent qui lui demande : »Où doit-on faire suivre votre courrier ? », le conseiller communiste répond : « A la C.G.T.U. rue Lafayette ... »

S'il a un domicile dans le XIVème qu'il représente, ou dans un autre quartier, ou plus simplement sur quelque coin de la terre de France, nul ne songe à le lui demander ...

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Pas même ses électeurs.

Il y a deux permanences électorales : un bistro, 30 rue de l'Amiral Mouchez, aux fans des fortifs, et un bar un peu plus reluisant, 91, rue de la Tombe-Issoire.

Deux permanences et deux secrétaires : M. Dormont qui habite Levallois-Perret, et Melle Louise Clarac, qui habite on ne sait où, mais qui est tout de même comme son patron sous mandat d'arrêt.

Le mardi Dormont reçoit les clients dans le bar de la rue de la Tombe-Issoire ; le vendredi il préside le défilé des électeurs rue de l'Amiral Mouchez.

Entre temps Dormont et Melle Louise Clarac organisent des réunions de propagande dans les deux permanences, à quelques mètres des commissariats de police.

Et Cremet direz-vous ? En deux ans de mandat municipal, ses électeurs, même ceux qui fréquentent les permanences, l'ont vu quatre ou cinq fois. Dont deux fois au mois de mars, c'est-à-dire au moment où l'activité des communistes parisiens est devenue apparente.

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Cremet a cependant un domicile. Mais jusqu'à jeudi la police politique l'ignorait. Et lorsque, après huit jours de recherches, elle l'a découvert au 14 du passage de la Grande-Route, dans le XI/ème arrondissement, Cremet, qui, lui est mieux renseigné sur les intentions de la police que la police ne l'est sur les siennes, Crémet avait pris « le large ».
Et cependant, il aurait eu, semble-t-il, un intérêt majeur à mettre la main sur l'élu communiste et à lui faire réintégrer le quartier de la Santé, même au régime politique.

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Cremet, en effet, n'et point un communiste banal. C'est un chef, d'autant plus redoutable, qu'il se cache, on vient de voir, avec quelle ténacité et quel succès.
Cremet serait la deuxième incarnation de Zalewski, l'œil de Moscou ...

Sa mission serait de surveiller les troupes et les grands chefs du communisme français : Cachin, les Vaillant- Couturier et autres.

On dit même qu'il est commissaire du peuple en Russie, en attendant de l'être à Paris, le cas échéant.

Ce qui est certain, et ce qui est confirmé par les communistes eux-mêmes, c'est qu'il passe le plus clair de son temps à Moscou.

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Quelles que soient les surprises que nous réserve l'enquête sur l'espionnage communiste, il est douteux que nous apprenions par la suite une histoire plus ahurissante que celle de Cremet conseiller municipal fantôme ignoré de ses collègues et électeurs, ignoré de la police politique, haut personnage à Moscou, insaisissable, couvert par la complicité d'un quartier infesté de communistes et qui passe la frontière comme il lui plait, quand il lui plait, à la barbe des gardiens de l'ordre.

D'autre part, un confrère régional a publié jeudi sur ce mystérieux Cremet les renseignements suivants :
Né à Basse-Indre, et travaillant à Indret comme chaudronnier, Cremet n'avait aucun titre officiel pendant tout le temps qu'il demeura parmi nous. C'était simplement un très actif propagandiste et qui recherchait à attirer à lui l'attention du Comité Directeur.

Parlant avec facilité, pendant deux ans de 1923 et 1924, il fit de nombreuses conférences dans la région ...

Le Comité Directeur l'appela à Paris en mai 1924 et fut envoyé en mission en Russie. Il en revint à la fin de l'été et fut alors admis au Comité Directeur.

Depuis il ne fit que de courtes apparitions dans la région.
Il est certain que l'auteur de cet article ne porte pas la doctrine communiste dans son cœur. Nous avons déjà pris connaissance de la plupart des faits signalés dans cet article toutefois celui-ci ne manque pas d'apporter quelques nuances au sujet du comportement de notre personnage et par voie de conséquence nous amène à la réflexion...

Ainsi, l'évocation de ses propos, où il se vante d'avoir tenter de déserter pendant la Grande Guerre en 1914, jette une ombre sur sa providentielle blessure lors de la retraite de Maissin. Oserons-nous user du mot auto-mutilation !

Avant de quitter le pays, Jean le frondeur s'offre une dernière pirouette et adresse, par l'intermédiaire de L'Humanité et publiée dans le journal du 20 mai, une lettre ouverte au juge Peyre chargé du dossier : Toute la presse bourgeoise de droite et de gauche fait grand bruit autour de la fameuse affaire d'espionnage dans laquelle la Sûreté générale a mis dans le même sac des étrangers et un certain nombre de représentants des organisations syndicales, des conseillers municipaux de Saint-Cyr, moi-même ainsi que celle que vous appelez ma secrétaire.

L'inculpation d'espionnage ne tient pas debout. Elle n'a été lancée, préparée, machinée, avec des faux et des agents provocateurs, que pour préparer le coup du complot. Je suis, non en fuite, mais au poste que mon parti m'assigne.
Le journal L'Humanité y va lui aussi de son couplet et présente notre petit gars de La Montagne comme un homme serein, travailleur et sûr de son bon droit.

La polémique s'enfle. Les plus hautes sphères sont touchées : Aristide Briand, le leader radical de la Loire Inférieure est éclaboussé. Les réactions les plus vives naissent : Charles Fillon, emprisonné entame une grève de la faim.

Le 1er mai 1927, c'est la fête du travail, c'est, bien évidemment, le grand rassemblement des militants de la C.G.T.U. Au cours du meeting qui suit le défilé, la maréchaussée, afin d'éviter tout débordement, encadre les participants. C'est alors qu'un des orateurs s'adresse aux forces de l'ordre et les interpelle par un « As-tu vu Cremet ? ».

Quelques jours plus tard, le 27 mai, à l'occasion de l'anniversaire de l'écrasement de la Commune de Paris 1871, ce trait, plein d'ironie mordante, est repris à l'unisson par les participants qui gestes à l'appui scandent à l'adresse des agents un « As-tu vu Crémet ? - As-tu vu Cremet ?- As-tu vu Cremet ?....... ».

Leitmotiv qui fait, à n'en pas douter, le bonheur de la presse de gauche

Mais, où est donc passé notre Petit Rouquin ?

En juillet, suite à leur arrestation d'avril, par l'inspecteur Duclaux, les militants communistes sont jugés et condamnés. Jean Cremet, pour sa part, est condamné par contumace à 5 années d'emprisonnement.

La grande Russie socialiste soviétique

Dans la Grande République Socialiste et Soviétique, Moscou ne représente pas qu'un refuge pour Cremet ; bien au contraire, c'est l'aboutissement d'un rêve. Plutôt que de venir y faire des apparitions plus ou moins fréquentes, il va pourvoir enfin y vivre.

Quitter la mère Patrie n'est pas son souci principal. D'ailleurs, cela fait déjà un moment qu'il a choisi son camp. N'a-t-il pas trahi !

Son grand regret est autre : sa nouvelle destinée le condamne à ne plus jamais remettre les pieds sur le sol français ; ce qui implique de ne plus jamais revoir Alphonsine pour laquelle, au delà de la séparation et de sa liaison avec Louise Clarac, il a toujours gardé de nobles sentiments. Le pire cependant c'est Jeannette, sa Nette, l'idée de ne plus jamais la voir lui est insupportable et, tout au long de son exil, il mettra tout en œuvre, et souvent par les moyens les plus rocambolesques, pour lui faire parvenir de ses nouvelles, sans qu'il puisse, hélas, en espérer le retour.

Cependant, son paradis sur terre, cet idéal communiste qui est devenu sa raison d'être, ne sont plus ce qu'ils étaient. Staline n'est pas Lénine. L'homme aux yeux jaunes impose de plus en plus son emprise sur le pays. Entouré d'individus sélectionnés pour leur docilité à l'appareil, de ses sbires, de sa terrible police secrète, il n'admet aucune résistance. Les plus hostiles le paieront de leur vie ; les plus importants échapperont à l'irréparable, du fait de leur notoriété, mais seront réduits à l'exil. Trotski en fera la dure expérience.

Jean a pris conscience de cette ambiance dans laquelle il évolue et il a appris, à freiner son instinct frondeur et à mettre un peu plus de diplomatie dans sa façon d'agir.

Chassez le naturel, il revient au galop !

En octobre 1927, Staline convoque quelque cinquante communistes étrangers ; Boukharine, alors au sommet de sa gloire, préside cette rencontre où notre gars de La Montagne y représente le parti communiste français. Dans sa finalité, cette séance a pour objectif de clarifier les orientations du parti et, en finalité, de jeter l'opprobre sur les déviationnismes, avec un doigt accusateur pointé sur l'un de ses opposants les plus connu : Trotski.

Jean n'est pas dupe de cette manœuvre. Ne pouvant cautionner et adhérer à cette machination, il ose simplement ... s'abstenir.

Cette non allégeance est immédiatement condamnée par le maître absolu du régime. Fort heureusement, c'est la personnalité de Jean qui sera son meilleur soutien et lui évitera le pire. En effet, Cremet est un autodidacte ; même en sa qualité de représentant des communistes français, il ne représente que lui-même. Comme sanction, il ne suffit que de l'écarter du siège central. Son militantisme peut encore servir le Parti.

Voici notre chaudronnier d'lndret promu VRP de la cause communiste. Dans le plus parfait anonymat et sous des identités constamment modifiées, le Mexique, l'Italie, la Belgique, le Vietnam, la Tunisie entre autres recevront sa visite.

En 1928, Cremet a déjà effectué une première mission en Chine, mais c'est un an plus tard que Jean y retourne avec pour mission d'organiser la résistance du PC chinois à Shanghai.

La Chine ! l'Empire du Soleil levant ! Depuis la naissance de la République chinoise en 1911, bien des choses s'y sont passées.

En 1924, afin de stabiliser le pays et ainsi lutter contre l'impérialisme et le militarisme, le parti nationaliste chinois, le Guomindang, et le Cremet, l'agent secret à la solde de l'Union Komintern, sur ordre de Staline, ont conjugué Soviétique leurs actions.
Certains dirigeants communistes, tel que Mao Zedong, entrent même au comité central du Guomindang. En juillet 1926, le coup de force, lancé par le général Tchang Kai Chek, avec l'aide des organisations ouvrières communistes, est un succès.

L'aile droite du Guomindang a toujours vu d'un mauvais œil cette alliance contre nature avec les représentants du parti communiste soviétique. En avril 1927, à Shanghai, sous la pression de ces derniers, Tchang Kai Chek liquide les milices communistes, les syndicats et le PC chinois. Mao Zedong s'y oppose et organise une résistance intérieure qui atteindra son apogée en 1934 avec la victoire écrasante de Tchang Kai Chek sur les troupes paysannes de Mao et la fuite de ce dernier, « la longue marche » vers les lointains territoires du Shanxi.

Voilà donc dans quel contexte, Jean Cremet arrive à Shanghai en 1928.

Shanghai, ce n'est pas seulement le lieu de rencontres des luttes internes entre Guomindang et Komintern ; c'est aussi le haut-lieu des trafics de toutes sortes ; qu'il s'agisse de prostitution, de trafics d'armes, de plaque tournante de la drogue ; Shang­ hai, c'est aussi une ville cosmopolite avec ses quartiers japonais, anglais, allemands et français avec leur propre service d'espionnage et de contre-espionnage.

S'imprégner de toute cette ambiance, se plonger dans ce cloaque où chacun épie chacun, où l'ami d'aujourd'hui sera celui qui demain vous livrera à l'ennemi, ressentir cette oppression permanente, seul le talent, mais également toute la rigueur dans la recherche de Roger Faligot et Rémi Kauffer pouvaient nous les ressusciter.

Ajoutons à cela pour notre Haut Breton, que la police française le recherche toujours et que, suite à son abstention d'octobre 1927, l'administration politique d'Etat, la terrible police politique gérée de main de maître par Staline, le Guépéou veille constamment sur lui et sur les personnes qu'il rencontre.

Le croiriez-vous ! Jean déprime. C'est la période des doutes et des regrets. Sa santé, dans ce contexte ne s'améliore pas. De plus, afin de répondre à la pression de plus en forte exercée à son égard, il franchit la ligne jaune et fréquente des milieux peu recommandables. Même si la cause semble juste, alimenter en armes la résistance oblige à bien des compromissions. Tantôt à Hong Kong, tantôt à Kobé, au Japon, tantôt à Singapour : suivre sa piste semble de plus en plus difficile.

Et soudain, plus de Jean Cremet. Plus de René Dillen non plus, l'une de ses dernières identités. Plus aucune trace si ce n'est des bruits bien souvent sans fondement

Mort de maladie dans une quelconque chambre d'hôtel ? Assassinat ? Disparition en mer pendant une traversée vers le Japon ou noyade ?

Cremet a disparu ! Cremet n'est plus !

Si le moment n'était pas si tragique, le commissaire Louis Duclaux, l'un des patrons de la « Surtanche », la police secrète française, aurait pu, à son tour, lancer avec ironie un « As-tu vu Cremet ».

Epilogue ?

3 novembre 1931 : Le « La Fayette », laissant derrière lui la statue de la Liberté, vogue vers les côtes françaises. A son bord, un hôte de marque : un certain André Malraux. Il est accompagné de son épouse du moment Clara. Après une pose à New York. Ils viennent de !'Extrême Orient et plus précisément de Shanghai.

L'homme de lettres est un habitué de l'Asie. Son premier séjour sur ce continent date de 1924. Il y revient en 1925 et se fait remarquer par ses opinions et ses prises de position anti-colonialistes et antiimpérialistes.

En 1925 et 1926, accompagné de Clara, il est en Chine. On lui attribue même un rôle actif dans l'alliance, passagère et de circonstance, des polices secrètes soviétiques et chinoises du Komintern et du Guomindang. D'ailleurs deux de ses récents ouvrages font référence aux grèves de 1925 à Canton (Les conquérants) et de l'insurrection de Shanghai de 1927 (La condition humaine)
C'est de ces deux principaux ouvrages qu'il tire cette notoriété

A leur table une troisième personne : portant la quarantaine, petit, le cheveu roux, ne présentant pas une santé florissante. Ce monsieur Thibault, vous l'avez reconnu, n'est autre que Jean Cremet.

Comment est-il arrivé là ?

Comme nous le disions plus haut, André Malraux et son épouse sont de vieux habitués de l'Extrême Orient. Le Shanghai grouillant, que nous avons décrit plus avant, ils le connaissent. Pour les besoins de son ouvrage, André s'est intégré à cette vie, il s'y est fait des relations. C'est ainsi qu'ils font la connaissance de Jean : un être déprimé, sans espoir, déçu par la vie, loin des siens au bord du gouffre. Et là, c'est le déclic. Le solitaire se livre se dévoile à ces deux Français. L'écrivain est enthousiasmé, voire incrédule en écoutant ces révélations. Ce petit homme malingre est un trésor, une véritable source d'inspiration et, ce qui ne gâte rien, il représente pour Malraux un idéal de penser qui lui est proche. C'est ainsi que le couple devient le protecteur et plus tard l'ami de notre petit rouquin.

Les côtes françaises se rapprochent. N'oublions pas la sentence qui pèse sur Cremet. Par bonheur tout se passe bien.

Ouvrons ici une courte parenthèse. Il est étonnant comme à cette époque il est facile de vivre sous une fausse identité. Les ouvrages relatifs à cette période regorgent d'exemples de ce type.

Il ne fait pas bon rester en France. La prudence l'emporte et Jean se réfugie en Suisse. C'est là qu'il y retrouve Louise Clarac, son égérie. Ce séjour ne peut s'éterniser ; il faut trouver une solution. Ils retourneront en France, à Limoges, profitant en cela de l'aide bienveillante de la mère et du beau-père de Louise, M. et Mme Jamet. Jean aurait bien aimé revenir vers son pays nantais, mais la prudence l'emporte sur les sentiments.

Le plus important est, cette fois, de se confectionner une identité en béton. Là encore la famille Jamet trouve la solution. C'est ainsi que Jean prend l'identité d'un vieux militant communiste habitant à quelques kilomètres.

Cremet n'existe plus ; vive Gabriel Pierre Peyrot né à Pons le 5 octobre 1890 ! Quant à Louise elle sera désormais Marie-Thérèse Voisin. C'est sous ces nouvelles identités qu'ils partent s'installer à Bruxelles. Contre toute attente, Peyrot trouve un emploi dans une petite entreprise, la SBAC, et y fait « son trou ».

Sous la cendre, la braise est toujours présente. Il ne suffit que d'un souffle pour qu'elle s'active à nouveau.

Les évènements de 1936

Qui en douterait ! Les grèves de 36 et la victoire du Front Populaire, Jean en a suivi au jour le jour les péripéties et il a applaudi sans réserve la prise du pouvoir par la gauche française. Il a cependant fait preuve d'une certaine passivité. Les ressors seraient-ils cassés ? Les braises se sont-elles éteintes à jamais ?

Ce souffle qui les revigorera c'est André Malraux qui l'apportera.

Depuis son séjour en Chine et notamment à Shanghai, l'écrivain n'a rien perdu de son dynamisme et les causes justes il se doit de les défendre. Avec la plume qu'il manie avec dextérité, mais également par l'action.

Aux élections de février 1936 en Espagne, les partis de gauche unis en un Front populaire remportent la majorité des sièges. Cette union, par le fait des luttes intestines qui l'accablent, laisse vite entrevoir ses faiblesses.

Le 13 juillet, Calvo Sotelo, l'un des leaders de l'opposition est assassiné. C'est l'instant qu'attendaient les Phalangistes et la junte militaire du général Franco pour lancer l'insurrection. L'Europe, et notamment la France, se mêle au conflit.

Malraux s'engage personnellement. Il met sur pied une escadrille et en prend la tête. Mais, il faut aussi des armes pour soutenir l'armée républicaine. Pour ce faire , il faut des relations.

Depuis son arrivée en France !'écrivain a toujours entretenu ses relations avec Jean Crémet, et, il ne suffit que d'ouvrir ses publications de l'époque pour s'en convaincre.

Au contact du petit rouquin, il a beaucoup écouté et beaucoup retenu ; Jean, c'est un peu sa source d'inspiration. Il y a entre ces deux hommes une certaine complicité dans leur analyse de la société ; ils partagent en commun une certaine idée de l'homme et de son combat.

A Shanghai, Cremet n'avait-il pas pour tâche l'approvisionnement en munitions des troupes de Mao ?

Voilà pourquoi Malraux s'en vient trouver notre Bruxellois et lui demande son aide.

Gabriel Peyrot a-t-il un instant d'hésitation ? Est-il permis d'en douter ?

C'est donc avec enthousiasme qu'il se met de nouveau au service de son idéal : la victoire du prolétariat, même si aujourd'hui celui-ci a pris l'accent espagnol.

Et puis ne l'oublions pas, si l'Angleterre et la France apportent leur soutien aux républicains, le Komintern s'est lui aussi engagé dans ce conflit ; c'est d'ailleurs lui qui est à l'initiative des brigades internationales qui, dans un premier temps, freinent les avancées des troupes franquistes.

Mais, car il y a un « mais » : pour l'Etat français comme pour le Guépéou devenu depuis 1934 le bras du commissariat du peuple le NKVD, le dénommé Jean Crémet est officiellement mort depuis un an ou ...supposé tel, puisque son corps n'a jamais été trouvé ou identifié. Les services secrets français en ont été informés par courrier du 11 février ; il aurait été assassiné par les agents de l'Intelligence Service.

Dans ce contexte, il est impératif que Jean se tienne sur ses gardes.

Hormis le fait d'user de ses relations dans le monde des marchands de canons, quelle fut l'action de Crémet dans ce conflit ? Le travail d'investigation réalisé en ce domaine par Roger Faligot et Rémi Kauffer laisse planer quelques doutes.

A-t-il participé directement aux affrontements entre les troupes nationalistes et républicaines ? Homme de l'ombre, Jean n'est pas un personnage a laisser beaucoup de traces. D'autre part, s'il était besoin de le rappeler, sa situation relatée ci-dessus ne peut qu'accréditer ces propos.

Au printemps 1937, le voici cependant de retour à Bruxelles. Il n'oublie pas pour autant la lutte des républicains espagnols.

Les aides européennes sont de plus en plus timorées et les enjeux politiques prennent de plus en plus le pas sur les idéaux. Pour des raisons de stratégie politique Staline a diminué ses engagements. Ce n'est pas le cas de l'Allemagne d'Hitler qui, en prenant la maîtrise du ciel assure le succès de la Phalange. La guerre civile gagne en apreté et en violence. La population civile paie un lourd tribut. Qui ne se souvient de cette fin d'avril 1937 et cette pluie de bombes tombant sur Guernica et faisant de nombreuses victimes parmi la population !

Malgré les conseils de modération de Louise, Jean, le défenseur des causes perdues, ne songe qu'à retourner se battre. Usant de ses relations dans le milieu anarchiste français le voici de nouveau à Barcelone. Hélas, cette incursion ne sera que de courte durée et ce n'est que miracle s'il n'est pas arrêté. Il ne doit, à nouveau, son salut que dans la fuite.