Histoire de Saint Jean de Boiseau

Cremet, puis vint la seconde guerre mondiale

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10 mai 1940 : Premiers bombardement allemands sur Bruxelles. La panique s'empare de la population. C'est la débâcle. Béthune, Saint-Pol-sur-Ternoise , Abbeville voient défiler chaque jour les réfugiés fuyant la botte allemande. Jean et Louise sont parmi ce flot.

L'invasion de la Belgique par les troupes du Reich n'est pas la seule raison de cet exode. Ces derniers temps les mouvements pro-nazis belges ont redoublé de zèle dans leurs recherches des militants et sympathisants communistes et de fortes présomptions pèsent sur Gabriel Peyrot et sa compagne Marie-Thérèse Voisin.

Une nouvelle fois leur espoir est dans la fuite. Afin de multiplier leurs chances d'échapper aux recherches, ils décident d'un commun accord de prendre des chemins séparés.

Si Louise choisit de retourner à Limoges chez sa mère, Jean opte pour retrouver l'anonymat en se fondant dans ce flot de civils, dans cette marée humaine qui déferle vers le sud libérateur.

Très souvent les portes se ferment à l'approche de cette foule désorientée, cible de choix des hommes de la Luftwaffe. D'abord regardée avec méfiance, elle est vite qualifiée d'hostile par la population.

Pourtant toutes ces portes ne restent pas closes. L'une d'elles s'ouvre pour notre Petit Rouquin : celle de Jacqueline Héroguelle à Saint-Pol-sur-Ternoise.

Par quel miracle ! De quels arguments a-t-il usés afin d'obtenir que cette demoiselle, bien tranquille, lui offre de l'accueillir. Cette jeune femme, de quelque 20 ans sa cadette, vit seule dans cette grande demeure familiale.

Gabriel Peyrot sait valoriser cette hospitalité qui lui est offerte ; il fait très rapidement preuve de sa compétence et de son esprit de débrouillardise. Jacqueline est vite conquise par cet étranger venu de nulle part.

Ce qui est moins prévisible, et quelque peu surprenant chez la sage Jacqueline, c'est que Gabriel et son hôtesse deviennent très rapidement amants.

Devant les évènements qui se précipitent notre homme ne peut resté inactif et communique son besoin d'agir et son dynamisme à sa timorée maîtresse. Bien avant que les troupes de l'envahisseur ne fassent leur entrée et s'installent à Saint-Pol, ils ont lié quelques contacts avec la Résistance locale qui s'organise. Il faut le reconnaître, ce Monsieur Peyrot est un auxiliaire de choix. Ses connaissances dont il fait état dans la langue de Goethe sont des arguments de poids dans le contexte du moment. Il possède également, a-t-il dit, un dictionnaire russe et il parle cette langue couramment !

Ses riches capacités ne sont pas sans soulever des interrogations. D'où vient cet homme qui a su conquérir aussi rapidement les faveurs de Mademoiselle Héroguelle ? Où a-t-il acquis toutes ses connaissances ? Dans quelles mystérieuses circonstances a-t-il rencontré ces contacts qui lui fournissent des informations pourtant si précieuses aux Francs Tireurs et Partisans de la Résistance de Saint-Pol ?

Un autre fait provoque également les réserves des résistants : ce personnage inquiète l'occupant et par voie de conséquence, il peut nuire à leurs activités.

Août 1942, un officier allemand, accompagné de 3 hommes, fait irruption au 44 de la rue d'Arras. C'est la mère de Jacqueline, revenue pour quelques jours, qui les reçoit et qui, par une grande présence d'esprit, permet à Gabriel de quitter la maison, de se cacher et, quelques jours plus tard, de s'enfuir et de rejoindre la région parisienne.

Il y retrouve Louise, alias Marie-Thérèse Voisin, qui est revenue habiter chez sa sœur Madeleine.

Et notre Jacqueline ?

En cette fin d'année la Gestapo est aux abois. Même si les arrestations se multiplient les attentats et autres sabotages augmentent. Malheur à celui ou à celle qui tombe entre leurs mains.

La Gestapo, disions nous, est partout. A Saint-Pol, elle n'a pas oublié son échec lors de sa tentative d'arrestation de Peyrot. Au courant des liens unissant Gabriel à Jacqueline, elle va tenter de faire pression sur celui-ci en arrêtant cette dernière.

Le 27 décembre les hommes du Fürher viennent arrêter la frêle jeune femme au château. Ils comptent bien recueillir de précieuses informations sur Peyrot.

Surprise ! Ils n'obtiennent aucune information digne d'intérêt de cet interrogatoire et Jacqueline est relâchée le 5 janvier 1943. Autre surprise : cette épreuve de la torture, si elle l'a meurtrie dans son corps et dans sa chair, l'a galvanisée et n'a fait que stimuler sa haine de l'occupant.

Informé de cette arrestation, Gabriel la rejoint à Saint-Pol et usant de mille précautions, ils unissent leurs efforts contre l'armée allemande.

Comme dans toutes circonstances similaires, démêler l'écheveau de la période traitant de la Résistance n'est pas chose simple et il faut toute la pugnacité des auteurs de L'hermine rouge de Shanghai pour y retrouver tous les enchevêtrements et les chausse-trapes qui ponctuent l'action de Jacqueline et de Gabriel.

L'enquête menée par nos deux co-auteurs l'atteste et des témoignages d'anciens résistants et des documents officiels en témoignent, ils jouèrent un rôle actif dans des actions de grande envergure. Citons à titre d'exemple, en 1943, la transmission de renseignements importants sur l'implantation d'une rampe de missiles V1, tout près de Saint-Pol sur Ternoise, à Siracourt.

Cela pose même des problèmes de conscience à la douce Jacqueline, lorsqu'elle songe aux conséquences tragiques, sur la population civile, des raids de destruction qui suivront.

Lors de cette période d'une intense activité, Gabriel et Jacqueline changent fréquemment d'adresse. Cette dernière a son pied à terre à Paris, près de la gare du Nord, une maison appartenant à son père. C'est là qu'ils viennent habiter fin 1943 et où vient les rejoindre Louise. Le militantisme les réunissant, les deux femmes cohabitent sans l'ombre d'un nuage.

C'est un autre nuage qui rode autour d'eux : depuis la fin 1943, Jacqueline est malade. Les séquelles des tortures subies lors de son arrestation et son abnégation dans la lutte contre les nazis ont eu raison de sa santé. Elle est atteinte d'une tuberculose pulmonaire. Une première fois hospitalisée en région parisienne, en mars 1944, elle reprend néanmoins ses activités de résistante. La maladie la rattrape. Fin 1945, elle retourne à Saint-Pol et y décède le 24 novembre.

Les membres de la famille Héroguelle ne se sont jamais montrés très enthousiastes vis à vis de la liaison de Jacqueline. Après sa mort, cette passivité polie se transforme en hostilité à l'égard de Gabriel Peyrot, et ils le lui font savoir par la bouche de la mère de Jacqueline. Face à cette situation, Jean prend le parti de se faire oublier et retourne à Bruxelles où la SBAC l'embauche de nouveau.

Seul, Jean, alias Gabriel, broie du noir ; d'autant plus que, ses relations aidant, il a appris que sa fille unique, Jeannette, sa Nette, aurait péri lors des bombardements de Nantes. Cet esseulement lui pèse.

Est-ce ce moment de déprime qui l'incite à renouer ses relations avec Louise ? Elle le rejoint à Bruxelles. Ils y vivent heureux. Monsieur et Madame Voisin (hé oui ! c'est son nouveau pseudonyme) forment un couple sans histoire. Bravant ses craintes, Jean va même jusqu'à l'emmener en voyage afin de lui faire connaître sa Bretagne.

C'est dans le train, au retour d'un second voyage, en février 1947, que Louise a un malaise. C'est une congestion cérébrale. Elle décède 5 jours plus tard.

Jacqueline, Louise, Sa Nette : le sort s'acharnerait-il sur notre petit rouquin ! L'ange de la mort et devenu un être familier bien encombrant.

Il se confie à Madeleine, la sœur de Louise, qui travaille toujours à la mairie de Vitry tout comme Marcelle qui a milité avec eux lors de la période d'occupation et qui, elle, est affectée au service social.

Cette dernière a également été choquée par la brusque disparition de Louise. Elle fait part à Jean de sa compassion. Celui-ci lui en est reconnaissant. Il l'invite à Bruxelles à la Pentecôte 1947. L'amitié prend une nouvelle tournure et fin 1948 Marcelle vient habiter chez Jean.

Pendant 10 ans leur vie se déroule tranquillement, un peu vide au goût de notre « globe trotter ». Il est vrai que Marcelle a mis ses conditions en venant à Bruxelles : « il est temps de mettre un terme à cette vie de militant ; l'heure de la pause, pour toi, a sonné ». 17 avril 1958, c'est à Bruxelles qu'a lieu l'Exposition Universelle. C'est au pied de l'Atomium que Jean fait la connaissance d'une jeune femme de 21 ans sa cadette.

Elle s'appelle Maria Duchêne. Elle est la veuve du docteur Duchêne ancien résistant, fusillé à Liège en 1944. Elle-même, après la mort de son mari, a rejoint la Résistance.

Le rappel de ce passé qui lui manque rapproche Jean de Maria. Les braises sous la cendre s'activent de nouveau. Ils se retrouvent fréquemment pour revivre ensemble et sublimer ces instants hors du temps. Jean renoue avec le monde de la politique.

Marcelle ne manque pas de s'étonner des fréquentes absences de Gabriel. Redoublant d'attention, elle ne tarde pas à découvrir l'objet de ses rencontres, mais, et surtout, son militantisme renaissant. Il est vrai, hormis la période d'occupation, elle n'a jamais été une chevronnée de la vie militante.

Leur relation s'altère ; en 1960, Marcelle en fait le constat : elle n'a pas été suivie dans sa requête initiale ; pire, il la trompe. C'en est fini, elle retourne à Paris.

Jean de nouveau seul ?

Depuis les mois pendant lesquels il rencontre assidûment Maria, Jean a eu l'occasion de faire connaissance avec sa famille et, petit à petit, a gagné leur confiance et leur sympathie. Cinq années ont passé ; celui qui vit sous le nom de Monsieur Peyrot décide de vivre avec Maria. Il a alors 73 ans. La lecture, sa passion depuis toujours est son passe­temps principal. Cependant l'inactivité lui pèse toujours.

Cette fois son besoin de remuer est beaucoup plus en relation avec son âge. Ce seront les voyages. Et dans ce cas, les vieux souvenirs remontent à la mémoire, ce sera la Bretagne, mais et surtout Pornic, Gourmalon, la Birochère, la villa familiale et ... au détour d'une rue ...pourquoi pas ! ... l'ombre de Vladimir llitch Oulianov.

Monsieur et madame Duchêne (hé oui ! c'est son nom de touriste. On ne se montre jamais trop prudent !) y coulent des jours heureux.

Comble du bonheur, il a appris il y a peu de temps que sa Jeannette n'est pas morte comme on le lui avait dit. Hélas ! Quels arguments présenter pour sa défense à cette sa fille qu'il a laissée sans nouvelle depuis 35 ans et pour qui il est officiellement décédé depuis bientôt 30 ans ! Le baroudeur, l'homme qui a su affronter les pires difficultés, se jouer des intrigues les plus touffues, Jean Crémet recule. Jean n'ose pas ; il rebrousse chemin.

Au retour de ces voyages, Maria présente officiellement Jean à sa famille. L'accueil est chaleureux. L'adoption est quasi instantanée. Ce monsieur Peyrot est un homme posé et cultivé. Maria sera heureuse avec lui.

Huit années se sont écoulées. Notre aventurier a beaucoup perdu de son dynamisme. Son seul déplacement important est pour la Tunisie, en 1969, pour se recueillir sur la tombe de ses parents, mais, et surtout, pour y retrouver sa sœur Jeanne, devenue Madame Caniparoli. Hélas, celle-ci a quitté Ferryville et est retournée dans la banlieue nantaise.

Les évènements nationaux ou internationaux le captivent et il n'est pas avare de commentaires toujours aussi percutants. Son seul regret, est de les vivre passivement.

Jean est un être cultivé. Son amour de la lecture est resté intact. Cette culture littéraire, liée à la richesse en rebondissements que fut son existence, en font un orateur exceptionnel. Grâce à ce talent, il s'est constitué un petit cercle d'amis fidèles qui viennent écouter quasi religieusement, les péripéties des quelques passages de sa vie qu'il veut bien leur confier ; le tout agrémenté, comme il se doit, d'appréciations pas toujours nimbées d'objectivité, mais toujours prisées par l'auditoire. Le curé de Libin ne fait-il pas partie de ses fidèles !

Ce n'est pas une surprise, Lénine, son ami de Pornic, est souvent mentionné.

5 mars 1973, Gabriel file sur ses 82 ans. Il éprouve de plus en plus de difficultés respiratoires et est victime d'un sérieux malaise. L'alerte est chaude.

Moins de 3 semaines plus tard, le 24 mars, cette fois c'est la fin. Maria le fait enterrer, afin que la mort ne les sépare pas, dans le tombeau de la famille Duchêne, à Libin, dans la banlieue bruxelloise. Selon la volonté du défunt la cérémonie des obsèques a lieu sans fleurs ni couronnes et dans la plus stricte intimité.

Jean quitte le monde des vivants en petit père tranquille comme le plus commun des mortels.

Le mot de la fin en guise d'épitaphe

Fin bien banale en vérité pour ce grand voyageur aux multiples vies. Ne mériterait-il pas un dernier coup d'éclat ?

Ce coup d'éclat existe. Nous le devons à Jeannette sa fille chérie. Si, cette fois il n'en est pas l'acteur, il en est par contre la victime ... j'ajouterai ... consentante. Ceci donne un éclairage particulier à son comportement lors de ses tentatives de rencontrer Jeannette dans les années 1965.

Revenons quelques années en arrière

En 1947, Jean ne peut se résoudre à la mort de cette fille tant aimée et se lance dans de nouvelles investigations avec le secret espoir de découvrir que les informations relatives à sa disparition sont erronées.

Au fond de lui, il a même la certitude qu'elle est encore vivante. Est-ce l'une des raisons de son voyage avec Louise dans ce pays de Retz, qui lui rappel tant de souvenirs !

Fin 1948, ses recherches portent leur fruit : Jeannette serait vivante.

Afin de lever le moindre doute, il fait alors une première tentative et adresse à sa fille une lettre, accompagnée d'une photo. Cette photo ayant pour but de justifier l'authenticité de l'expéditeur - N'oublions pas que Jeannette et sa mère n'ont eu aucune nouvelle depuis 1930 et le croient mort depuis 1936 -. Dans cette lettre il lui demande de venir le rejoindre à Bruxelles.

Cette missive restera sans réponse.

Il fait une seconde tentative, avec la même invitation, mais cette fois il se propose de venir chercher Jeannette à Nantes. Le lieu du rendez-vous est même fixé : ce sera place de la Petite Hollande.

Une nouvelle fois, il n'y aura pas de suite. Les années passent ...

Jusqu'en 1955, Jeannette vit avec sa mère. C'est à cette date que cette dernière répond aux avances de Pierre Hureau, veuf de sa première femme. Elle l'épouse le 25 février 1955 et part habiter avec lui à La Montagne.

Jeannette reste seule à Couëron où elle exerce le métier de sage femme et d'infirmière libérale. C'est ici qu'elle désire vivre entourée de sa clientèle attitrée.

En 1958, elle reçoit une lettre d'une certaine Marcelle habitant Bruxelles. Dans cette lettre, cette Marcelle lui parle de son père malade et lui mentionne, sans le lui reprocher, les précédentes lettres restées sans réponses.

Jeannette est bouleversée. Elle n'a jamais eu connaissance de cette correspondance. Son père ! Quel père ? Voilà plus de 20 ans qu'il est officiellement décédé. Elle ne comprend pas.

Les explications elle les aura beaucoup plus tard, au décès de son oncle Gustave qui lui livrera avant de mourir ce secret. Ecoutons-le : «Jeanne, il faut que je me libère d'un secret qui me pèse : ta mère me l'a raconté, elle a revu ton père après la guerre.»

Nous sommes en 1947, Jeanne rentre au domicile familial. Elle vient d'effectuer un accouchement assez pénible et monte dans sa chambre pour s'y reposer. C'est l'heure du facteur. Elle aperçoit le facteur remettre une lettre à sa mère et ne s'en préoccupe pas ; elle est fatiguée et n'a qu'un désir c'est de se reposer. Si, par hasard, cette lettre lui est destinée, elle en prendra connaissance plus tard.

Alphonsine en prenant cette lettre a un moment de recul, elle blêmit. Cette écriture, elle la reconnaît. Jean ! Est-ce possible ! Bien sûr, c'est à sa fille qu'il adressait sa quasi­totalité de ses courriers ! Mais aujourd'hui, depuis si longtemps, pourquoi à elle ? La curiosité est trop forte. Elle ouvre la lettre et découvre avec stupéfaction l'invitation de Jean. Sa décision est : non ! Jeanne ne lira pas cette lettre !

A l'arrivée de la seconde lettre, elle prend une autre décision.

Place de la petite Hollande Jean est là, mais ce n'est pas sa Jeannette qui vient à sa rencontre, mais Alphonsine, « sa veuve ». Que se sont-ils dit ? Alphonsine, on l'imagine volontiers ne manque pas d'arguments pour repousser cette initiative et exposer les conséquences de telles retrouvailles pour leur fille. Elle a été cruellement marquée par sa disparition, faut-il qu'elle le soit à nouveau par sa réapparition !

Alphonsine a, de toute évidence, su trouver les mots justes, ses arguments sont semble-t-il convaincants puisque Jean repart seul vers Bruxelles.

Suite à cette visite en pays nantais, Jean, à présent, le sait : sa Nette est bien vivante, elle a une situation, mais, il en est convaincu, il ne la reverra plus.

Comme nous l'avons vu plus avant, ce n'est que 10 ans plus tard que Jeannette apprend l'existence de ce père trop tôt disparu. Contre toute attente, elle n'ose franchir le pas.

En 1991, Roger Faligot et Rémi Kauffer travaillent sur leur livre As-tu vu Cremet. C'est dans ces circonstances qu'ils rencontrent Jeanne. La narration de la vie de Jean est pour elle une découverte. Voulant lui apporter leur aide, ils lui proposent de l'emmener à Bruxelles se recueillir un instant sur sa tombe. Elle ne peut s'y résoudre et refuse cette offre. Elle désire garder intacts ses souvenirs